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À La Vapeur, plein cap sur le handicap par Pascal Bertin & La FEDELIMA

Afin de favoriser l’accès à la musique au plus grand nombre, la SMAC de Dijon multiplie les initiatives et expériences. Pensée par tous les métiers bien au-delà des obligations légales, cette démarche contribue à aplanir les différences dans la société par – et pour – la musique.

Certains mots de la langue française sonnent si mal qu’ils devraient se voir rayés du vocabulaire. Dans un monde idéal, d’autres ne devraient tout simplement pas exister. Non seulement « accessibilité » coche les deux cases, mais une immense tâche reste à accomplir avant qu’il ne disparaisse définitivement de notre quotidien. Dans le secteur de la musique, tant pour assister à des concerts que pour la pratique de chacun, l’équipe de La Vapeur se démène depuis plus d’une dizaine d’années afin que les portes de la SMAC de Dijon s’ouvrent à tous les types de handicaps que chacun peut subir tout au long d’une vie. À tel point que cette politique est devenue un axe global de développement, en dépit de la surcharge de travail occasionnée pour une population minoritaire en nombre, mais qu’il est primordial d’intégrer à l’ensemble du public. C’est de l’égalité au sein même de la société à laquelle elle participe.

Comme les autres établissements recevant du public, les salles labellisées « scènes de musique actuelles » doivent se conformer à la loi du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées. Selon ses termes, « les établissements recevant du public (ERP) doivent être accessibles à tous les types de handicap. Ils doivent permettre à tout le monde, sans distinction, de pouvoir y accéder, y circuler et recevoir les informations diffusées », somme d’obligations légales à laquelle La Vapeur s’est bien entendu pliée.

Décision est prise de réfléchir à une politique plus ambitieuse que cette indispensable approche pratique. L’équipe lance un autre chantier complémentaire, tant conceptuel qu’organisationnel. Le souhait est non seulement d’ouvrir les portes à tous, mais qu’une fois à l’intérieur, les propositions atténuent les différences que la société et la vie quotidienne ne manquent pas de renvoyer. « Depuis 2012, l’accessibilité est intégrée à la médiation sur un mode terrain d’expérimentation, car il nous fallait tout apprendre » explique Elsa Girard, directrice adjointe et responsable de la médiation culturelle à La Vapeur, un titre à la double fonction qui affiche la volonté de la salle et les répercussions sur son organigramme.

Dix ans plus tard, l’équipe peut mesurer les progrès parcourus, même si freinés par les effets de la crise sanitaire sur le spectacle vivant, avec pour conséquence première la fermeture des salles pendant de nombreux mois. En ce samedi d’avril 2022, non seulement La Vapeur a retrouvé son rythme habituel de concerts, comme en témoigne le nombre d’affiches et de flyers dans son hall principal, mais elle propose pour la première fois depuis la reprise une journée entière ouverte aux personnes sourdes et malentendantes. Des ateliers en journée sont suivis d’une soirée du festival itinérant Prise de CirQ' accueillant le spectacle « En attendant le grand soir » de la compagnie Le Doux Supplice. À forte dimension visuelle, celui-ci mêle danse et acrobaties sur fond de musique instrumentale. « Après les deux années de crise que nous venons de traverser, ce spectacle représente un bon moyen de relancer des événements « Vibrer à La Vapeur » se réjouit Elsa Girard.

Ce redémarrage tant attendu poursuit la politique de partenariats que La Vapeur mène depuis 2012 en matière de compréhension du handicap. « Nous avons commencé par rencontrer toutes les associations déjà actives sur le terrain. Nous avons eu la chance qu’existe la structure 123 Cité Cap, qui se charge de rendre accessibles les événements culturels. Nous avons aussi rencontré des associations dédiées aux sourds et malentendants. Toutes nous ont fait un très bon accueil du fait que nous nous questionnions en tant que salle, sans être des spécialistes du handicap. Tout s’est ainsi lancé en développant des partenariats avec des gens sur la même longueur d’onde. » Suivent alors huit années d’apprentissage, de rencontres, d’échanges et de tests, conclues par nombre d’initiatives probantes.

Pour les personnes sourdes et malentendantes sont vite organisées des visites de la salle en langue des signes française (LSF). L’accueil et le service au bar y sont aussi déployés en LSF sur quelques événements. En 2014, ce même public peut s’essayer à la musique à travers des ateliers de percussions et de beatboxing. Des visites tactiles sont montées pour les personnes mal et non voyantes, ainsi qu’une communication répondant aux différents types de handicaps. « Cela ne sert à rien de mener des actions si le public n’a pas l’information. En plus du programme papier, nous avons créé des flyers sonores ainsi qu’un portrait sonore du lieu pour le raconter et éviter l’appréhension de la première fois. »

Du matériel spécifique est conçu ou acquis, tel du mobilier sensitif, quatre caissons vibrants, ainsi que six gilets vibrants. Doté de cinq enceintes dans le dos, cet équipement permet de ressentir la musique par les vibrations. « C’est un matériel léger qui permet de vivre un concert debout. Il est au départ pensé pour des gamers, ainsi que pour des artistes de musique électronique afin de tester au mieux leurs productions. On les prête sur des événements à un public malentendant, mais aussi à un public entendant afin de décupler les sensations. » D’autres idées naissent en s’inspirant d’expériences menées ailleurs. En emmenant des volontaires à un concert de Fumuj à la Rodia de Besançon, l’équipe découvre le matériel utilisé par le groupe de fusion tourangeau afin d’adapter son show à un public sourd. « On a fini par nous fabriquer nous-mêmes nos outils. Ça nous plaît de trouver des solutions en y réfléchissant à plusieurs et de les bricoler. »

Avec le temps, cette stratégie se voit amplifiée et renforcée par d’autres projets de pratique de la musique, telle la mise en place d’une chorale chansigne dont le principe est de traduire les paroles des chansons en langue des signes au rythme de la musique. Des morceaux de la chorale vocale de La Vapeur y sont adaptés. Des ateliers de percussions et de chansigne sont également montés. En 2016, la Vapeur forme des bénévoles à devenir accompagnateurs de personnes mal et non voyantes, avec initiation à la technique de guide et à la description d'œuvre. L’année suivante, une chorale bilingue français - LSF est montée avec la chanteuse-signeuse Laety Tual, suivie d’un concert chansigne donné avec Radikal MC dans le cadre de la Fête de la musique.

En 2020, un changement d’organisation donne un nouvel élan à la politique de La Vapeur, au-delà du signe fort qu’il envoie. Jusque-là rattachée à la médiation, l’accessibilité devient un axe transversal de travail que chaque métier devra intégrer : programmation, communication, accueil, technique… ce sera désormais l’affaire de tous. « Cela évite qu’elle soit cantonnée aux petits projets de quelqu’un, mais qu’elle concerne tout le monde. Cela implique toutefois une formation de l’ensemble de l’équipe » précise Elsa Girard. Un nouveau chapitre de la pratique musicale s’ouvre pour les personnes en situation de handicap mental ou psychique avec la fabrication des Kits Rock, des instruments à l’usage simplifié conçus par BrutPop, collectif parisien qui publie ses plans en open source afin que chacun puisse les reproduire et se les approprier. De plus, BrutPop bénéficie d’une expérience unique dans l’utilisation de la musique expérimentale auprès d’un public autiste ou en situation de handicap mental ou psychique.

Atelier de fabrication des Kits Rock, des instruments à l’usage simplifié conçus par BrutPop

« BrutPop a une approche rock, punk, et pas chanson douce sous prétexte qu’ils s’adressent à un public d’handicapés. » Ainsi, La Vapeur se dote de basses et de guitares à plat avec un nombre réduit de cordes. Des codes couleurs ou des touches bloquées facilitent leur usage en fonction de la motricité de chacun. Des journées de formation accompagnent les éducateurs et les futurs musiciens. « L’idée n’est pas de faire des reprises ni même de chercher des mélodies, mais d’expérimenter » précise Marion Michea de l’Acodège, association dijonnaise qui œuvre dans le champ social et du handicap. Pour cette éducatrice spécialisée, qui intervient régulièrement à La Vapeur, l’entière liberté proposée donne d’excellents résultats. « L’un des participants en parle encore avec beaucoup d’enthousiasme. Il raconte comment il a construit des guitares, en tire une grande fierté et c’est bien normal. Un autre, affecté par de gros problèmes de motricité, a retrouvé ses gestes de batteur sur une guitare. » Une fois les instruments bien en main, les candidats ont même fini par monter sur scène. « Le concert se tenait dans un lieu alternatif où les parents des participants, d’une moyenne d’âge de 60 à 70 ans, semblaient au début un peu perdus. Les habitués du lieu n’ont pour leur part pas été dépaysés par le côté brut du son. Cela a été au final un grand moment d’intégration et de rencontres, avec la musique comme langage commun. »

Cette sensation bien réelle d’aplanir les différences demeure la plus grande satisfaction du travail de fond réalisé à La Vapeur. « Nous assistons aux concerts dans de bonnes conditions, on en oublie presque notre handicap » confirme Anne Grelet, déficiente visuelle qui se rend régulièrement à des soirées à La Vapeur en compagnie de son mari, Jean-Pierre Flesh, lui-même non-voyant. « L’équipe se montre aux petits soins et nous n’avons pas la sensation d’être pris en pitié ou infantilisés comme c’est parfois le cas avec certaines associations. C’est un moment d’aide et de partage. » Si un artiste programmé les intéresse, un simple mail adressé à la chargée de billetterie suffit à déclencher leur venue. « À ce moment, l’équipe cherche un accompagnateur libre parmi les bénévoles formés aux techniques de guide de personnes déficientes visuelles et non-voyants. » C’est ainsi que Frédérique Salmon accompagne souvent le couple, ce qui lui a aussi permis de découvrir un monde musical inconnu qu’elle se charge de leur décrire à travers ses yeux et ses mots. « J’avais un a priori sur les salles de musiques actuelles, les pensant réservées aux jeunes. Or, on croise toutes les générations à La Vapeur. » De son point de vue de guide bénévole, Frédérique constate aussi des barrières qui tombent enfin. « C’est super qu’Anne et Jean-Pierre s’y sentent chez eux. L’équipe de La Vapeur est forte, car quel que soit son handicap, la personne s’y sent chez elle. L’ensemble du public a d’ailleurs intégré où se situait l’espace pour les fauteuils roulants et les places assises réservées. » Pour ne rien louper de la programmation, Jean-Pierre et Anne se rendent aussi aux séances d’écoute trimestrielles ainsi qu’aux conférences organisées sur la musique. « À La Vapeur, on va surtout voir des artistes qu’on ne connaît pas, c’est une zone de découverte confirme Anne. Mais ce ne serait pas possible sans tout le travail d’accessibilité réalisé ainsi que les accompagnateurs disponibles. »

Visite tactile organisée à La Vapeur - Photo © Anne-Sophie Cambeur

La crise sanitaire liée à la pandémie de Covid a fait apparaître des besoins inédits liés au confinement strict de 2020. Ainsi est née l’opération des Chansons téléphonées, permettant à une centaine de personnes isolées d’avoir accès à un titre de son choix chanté au téléphone. « Certaines vivent en foyer ou dans leur famille, d’autres ne sont accompagnées par aucune structure et se rendent juste à l’espace socioculturel. Nous étions inquiets pour elles. Il fallait un projet, sachant que beaucoup n’ont pas accès à internet et ne disposent que d’un téléphone » se souvient Marion Michea. Une initiative est alors lancée grâce au vivier de bénévoles de la salle. « Chaque fin de semaine, La Vapeur nous envoyait une liste de chansons pour chaque bénévole avec leurs numéros de téléphone. On les diffusait alors aux participants afin qu’ils appellent durant une permanence le numéro de la chanson qu’ils souhaitaient écouter. »

Dans les mois à venir, La Vapeur va bien entendu poursuivre sur sa lancée, profitant de la dynamique de la réouverture post-Covid. Interprète LSF présente à la soirée, Lauranne Chasez mentionne aussi un axe de prévention encore délaissé par nombre de salles sur la protection des personnes photosensibles vis-à-vis des jeux de lumière parfois agressifs des concerts. « Il faudrait que toutes les salles s’inspirent de La Vapeur » tonne gentiment Jean-Pierre Flesh, bien conscient de l’avance prise par la SMAC dijonnaise dans sa volonté de décupler les moyens humains et donc, financiers, sur l’accessibilité, une cause devenue un combat au quotidien. Tandis que son épouse Anne savoure ces concerts auxquels ils assistent. « Moi, je danse assise sur ma chaise, c’est comme ça. Alors que mon époux écoute. Chacun son truc. » À La Vapeur, chacun fait ce qui lui plaît, comme dans la chanson.

(Crédits photos : Samuel Offredi / Philippe Malet / Anne-Sophie Cambeur / Mathilde Lecomte)

Credits:

Samuel Offredi / Philippe Malet / Anne-Sophie Cambeur / Mathilde Lecomte