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Exit Nördik Impakt, vive NDK ! par Pascal Bertin & La FEDELIMA

En questionnant son modèle économique, son impact social et environnemental, Nördik Impakt s’est transformé en NDK suite à un processus inédit de concertation pour sa réécriture. Avec le Cargö de Caen au cœur du nouveau projet.

Un mercredi après-midi, dans l’auditorium de la Bibliothèque Intercommunale Alexis de Tocqueville de Caen. À l’écran, des coursiers à vélo racontent la dureté de leurs conditions de travail et le combat vis-à-vis des plates-formes qui les emploient. Au rythme des courses effrénées et du suspense social qui s’installe répondent les nappes de synthés electronica, des déchainements de sombres beats techno, tous lâchés en direct par le producteur Maxime Dangles, déjà auteur de la bande-son du film. Organisée sous forme de ciné-concert, cette projection du documentaire Les Délivrés de Thomas Grandrémy illustre à elle seule la volonté du festival NDK de diffuser les musiques électroniques hors des murs de sa salle fétiche, le Cargö. « La portée du film s’inscrit dans une dimension sociale et d’engagement indispensable au festival » indique Jérémie Desmet, directeur du Cargö et d’Arts Attack!, association organisatrice de NDK. Pour sa deuxième édition, le festival s’est tenu fin octobre 2022 durant deux semaines, entre soirées payantes pour les clubbers et une multitude d’actions en journée dans des hauts-lieux caennais. Pour passer du très réputé festival Nördik Impakt, qu’Arts Attack! porta de 1999 à 2018, il fallut deux ans de réflexion, de concertations, de prises de têtes et de conscience, soit le temps d’accoucher d’un événement repensé pour qu’il réponde aux attentes de ses organisateurs, de son public, du territoire, de la scène locale et des préoccupations propres à son époque.

La salle de musiques actuelles caennaise Le Cargö ouvrait ses portes le 1er février 2007

Retour dans le temps. Bien avant que le Cargö voit le jour en 2007, le festival Nördik Impakt a mis la ville de Caen sur la carte des musiques électroniques. Une semaine durant chaque automne, l’événement accueillait la crème des producteurs dans des bars et salles de la ville, et se concluait par des soirées dans les halls du parc des expositions. Au fil des éditions, son succès et sa réputation lui ont permis d’accueillir des pointures internationales. En s’auto-définissant comme « le festival des cultures numériques et indépendantes », il a mis un point d’honneur à un pont avec d’autres disciplines comme la vidéo, la danse, les arts plastiques ou le design. Quand Arts Attack! récupéra la gestion du Cargö par délégation de service public, son utilisation par le festival sonne alors comme une évidence, d’autant qu’il dispose de deux salles : une grande d’une capacité d’environ 940 places et un club pouvant accueillir 420 personnes. Et le festival d’épouser, au fil du temps, l’explosion des musiques électroniques qui mûrissent, fabriquent des stars dont les cachets augmentent, s’infiltrent dans les modes de productions des autres courants musicaux – pop, rap, R&B, permettent enfin à des talents féminins de s’exprimer. La scène hexagonale bourgeonne et la région caennaise n’est pas en reste, livrant des réussites comme Superpoze ou Orelsan, qui ouvriront la voie à une multitude de collectifs jusqu’à aujourd’hui avec Mad Brains, Senary, Vnion, Super4 ou Ladacore, que certains n’hésitent pas à décrire comme une génération d’héritiers de Nördik Impakt. Mais quid de la capacité du festival à coller à toutes ces évolutions ?

Un modèle à bout de souffle

« Nous étions sur un modèle historique où nous avons été des précurseurs, au même titre qu’Astropolis à Brest ou Panoramas à Morlaix. Mais entretemps, les musiques électroniques se sont institutionnalisées et industrialisées. Notre public était toujours plus nombreux et les dernières années, les artistes programmés étaient du calibre de Ben Klock, Adam Beyer, Ellen Allien, Charlotte de Witte, Laurent Garnier… des noms aux cachets élevés » explique Mathieu Douet, président de l’association Arts Attacks! depuis 2014. Cet état du marché a poussé Nördik Impakt à jouer malgré lui la surenchère en s’éloignant de ses principes fondateurs. « Ce modèle de course en avant a rendu le festival hors sol en termes d’ancrage territorial et de projet. Au départ, ce dernier intégrait une logique de droit culturel, d’intérêt général, d’accompagnement des pratiques, etc. Mais au final, on s’est retrouvés avec un festival ovni apparenté à de l’industrie – proche de Time Warp ou d’Awakenings en termes de line-ups – mais avec peu de moyens. » Un constat que l’on partage au sein de la scène locale. « Le format s’est essoufflé à la fin des années 2010. Avec l’explosion des warehouses à Paris, ce n’était plus une exception d’avoir un festival avec 10 ou 15.000 personnes » confirme Arnault Derrien du collectif Super4 actuellement chargé de production sur NDK et qui a étroitement participé à la programmation.

"Ce modèle de course en avant a rendu le festival hors sol en termes d’ancrage territorial et de projet. Au départ, ce dernier intégrait une logique de droit culturel, d’intérêt général, d’accompagnement des pratiques, etc. Mais au final, on s’est retrouvés avec un festival ovni apparenté à de l’industrie – proche de Time Warp ou d’Awakenings en termes de line-ups – mais avec peu de moyens."

À partir de 2015, non seulement le festival est financièrement à la peine mais son édition 2018, qui fête alors ses 20 ans, affiche un bilan financier catastrophique avec une perte de plus de 150.000 euros. D’autres interrogations pointent. Comment accompagner cette « génération Nördik » qui éclot et ne trouve pas à Caen les lieux de nuit pour s’exprimer ? Comment retrouver son sens initial et s’inscrire par la même occasion dans la mission de service public du Cargö ? « La volonté de réécrire le modèle était installée depuis longtemps et les difficultés économiques ont représenté l’étape ultime. Mais il s’avérait compliqué de bouger seuls en risquant d’engendrer refus ou inertie de la part des acteurs du territoire qu’il était nécessaire d’engager dans la conduite du changement ; d’autant plus face au manque de collaborations sur le territoire normand en comparaison avec d’autres régions » se souvient Mathieu Douet.

Un vaste chantier de concertations

En 2019, une dernière version en format réduit à deux soirées au Cargö marque la fin de Nördik Impakt tel qu’on le connaissait. Pour redéfinir l’événement, une concertation territoriale vouée à créer un effet d’entrainement est lancée avec les équipes de salariés du Cargö et d’Arts Attack, les acteurs culturels de terrain et du territoire, des élus et des artistes. Le consultant en musiques actuelles Philippe Berthelot est nommé pour conduire ce processus collaboratif. « Il était impossible que ce soit un membre de l’association qui anime cette concertation » souffle Mathieu Douet. Très vite, trois groupes de travail sont montés : un premier sur le projet festival, un deuxième sur celui du Cargö, un troisième sur la structuration des acteurs des musiques électroniques au niveau local. Avec ce constat récurrent pour alimenter les débats : le manque d’espaces d’expression à Caen en dehors du Cargö, les seules discothèques n’ayant pas la volonté d’une programmation artistique audacieuse. Début 2020, un événement inattendu appuie le processus de réflexion : l’épidémie de Covid-19. En interdisant tout événement public, elle arrête le temps pour une profession qui en manque parfois cruellement. « Ce n’est pas évident pour une équipe qui bosse à l’année de se remettre en question. Là, nous avons pris le temps de parler, de réfléchir au modèle de festival le plus vertueux possible. Grâce au Covid, j’avais d’un coup beaucoup de temps ! » sourit Romain Pellicioli. Ce dernier joue alors un rôle actif puisque Philippe Berthelot le sollicite pour la coordination et l’animation de groupes de travail sur l’artistique, la communication, la technique, le développement durable, l’économie sociale et solidaire, ou encore le budget et l’administratif du festival. Avec une forte proportion de participants entre 20 et 25 ans, les questions d’inclusion y prennent aussi une place importante.

Cette vaste période de brainstorming passe par trois moments clefs. « D’avril à septembre 2020, un temps de réflexion tend à isoler les enjeux, les valeurs et les objectifs du festival. Une deuxième phase, de septembre 2020 à janvier 2021, aboutit à l’écriture du projet, avec comme mot d’ordre une jauge vivable et vivante. Enfin, d’avril à novembre 2021, une troisième étape lance la mise en œuvre de la première édition » résume Romain Pellicioli, coordinateur de la programmation artistique et culturelle de NDK.

Exit Nördik Impakt, vive NDK !

Ainsi nait à l’automne 2021 un événement dont le nom à lui seul sonne comme un redémarrage sur la base de l’illustre Nördik, loin de se contenter de n’en reprendre que les consonnes. « Un festival, c’est aussi une marque ! Changer son nom est compliqué. Avec NDK, il y a la volonté de respecter les vingt années écoulées, de se projeter vers l’avenir tout en gardant à l’esprit que ça reste la même structure organisatrice, une programmation de musiques électroniques, les mêmes pouvoirs publics qui financent, un événement quasiment dans le même lieu, à la même époque de l’année et sur la même temporalité. La nouvelle appellation reste un marqueur de changement même si elle a longtemps été le nom de code de Nördik Impakt au sein des équipes » rappelle Mathieu Douet.

La course d’obstacles continue pour l’équipe puisque l’automne 2021 correspond en France à la sortie progressive du tunnel creusé par le Covid et au retour prudent des événements en public. NDK passe entre les gouttes des annulations et se peut fêter sa grande première. « Les jauges furent limitées à 1000 personnes, les esthétiques musicales cloisonnées mais ce fut le seul festival à se tenir à cette époque en Normandie » note Romain Pellicioli. De l’avis général, cette édition représente le socle sur lequel construire l’avenir. « Pour NDK, 2021 était l’année zéro, la transition entre le monde d’avant et le festival d’après suite à sa réécriture » synthétise Arnault Derrien. « Les cinq soirées thématiques ont bien fonctionné mais l’envie de contenter toutes les esthétiques, tous les collectifs, a fini par nuire à la clarté de la direction artistique » tempère Mathieu Douet.

Concerts dans les bars, conférences, ateliers... NDK multiplie les formats et démarre sa mutation en 2021 !

Un an plus tard, le cru 2022 consolide cette base à travers ses nouveaux axes de développement tout en profitant du tant attendu « retour à la normale » post-Covid pour le secteur du spectacle. Comme promis, NDK s’étale sur deux semaines sur un rythme à plusieurs temps. Un premier weekend fait la part belle aux musiques au Cargö. Aux deux scènes de la salle s’ajoute un troisième espace extérieur, sous une tente d’une capacité d’environ 400 personnes destinée à des sets longs au volume moins élevé que dans les salles. « On a compris comment intégrer plus de live en s’appropriant l’espace du Cargö. Cette implantation a plu : immédiatement, le lieu a retrouvé une ambiance festival » se réjouit Arnault Derrien.

Aux deux scènes de la salle s’ajoute un troisième espace extérieur, sous une tente d’une capacité d’environ 400 personnes

« Expérimenter et s’amuser »

L’affiche résulte quant à elle d’un travail hautement pluriel. Fini donc les têtes d’affiche et les noms ronflants. « La programmation s’est construite à sept cerveaux et quatorze mains. Nous avons invité des collectifs à nos réunions, chacun y est allé de ses propositions. Au final, nous avons eu beaucoup d’artistes assez versatiles dont on ne peut prédire à l’avance comment sonnera leur set, d’autres plus attachés à une esthétique. On comptait aussi beaucoup d’artistes émergents, des DJ qui sortent leur premier morceau, d’autres qui se produisent en live et à l’inverse, des producteurs qui se mettent au DJing. » Un nouvel équilibre semble atteint tant sur le plan de la diversité que de la qualité. « Il était important de parvenir à un équilibre entre têtes d’affiche d’un côté, émergence et localité de l’autre. Et sur la localité, que tout le grand Ouest soit représenté. Sur l’ensemble, il fallait que les artistes présents aient du sens » résume Anthony Côme, co-président d’Vnion, fédération de cinq collectifs électro caennais (Les Villageois, Le Collectif Culotté, Black Moon, OIZ et No One Like Us), qui a participé à la programmation de NDK. « Au final, c’était une chance que Nördik Impakt ait évolué car c’était devenu une grosse machine inatteignable pour les collectifs locaux. »

Du point de vue de la tonalité musicale du festival, ce virage offre un retour aux sources salvateur à ses instigateurs. « Revenir à des petites jauges permet d’expérimenter et même de s’amuser au Cargö. On est revenus à un coté clubbing underground, avec un spectre musical plus large qu’à Nördik, d’autant qu’on élargira peut-être à l’avenir à des genres tels que le rap ou le grime » prévoit Arnault Derrien.

Autre motif de satisfaction, le rêve de parité devient enfin réalité. D’une part parce que les années 2020 voient apparaitre une nouvelle génération d’artistes au sein de laquelle les femmes prennent une place enfin prépondérante. D’autre part parce que cette tranche d’âge se montre plus sensibilisée, voire même active, à la place des femmes dans les musiques actuelles. « Nous avons veillé à une programmation portée sur l’égalité hommes femmes sans pour autant chercher à remplir des cases. L’objectif a été atteint sur les noms mais pas sur la représentation sur scène » précise Romain Pellicioli, soulignant ainsi un déséquilibre encore prégnant du fait de la grande proportion de musiciens masculins dans les groupes.

Outre ces trois soirées au Cargö, l’équipe du festival a fait fuser les initiatives de jour comme de nuit, en multipliant les partenariats, souvent en lien avec les acteurs culturels de son quartier de la presqu’îile en plein renouveau, à l’image de l’action avec la bibliothèque Alexis de Tocqueville qui fait face à la SMAC. L’École supérieure d'arts et médias de Caen/Cherbourg a aussi accueilli des rencontres professionnelles sur le développement des cultures électroniques sur le territoire, ainsi que des concerts et ateliers. D’autres quartiers de Caen ont aussi vibré. Les visiteurs de la patinoire ont pu exercer leur sport sur fond de BPM le temps d’une soirée. Quant aux étudiants du Campus 01 de l’université de Caen, ils ont pu assister à des rencontres, des DJ sets et des live en journée. « Mettre ainsi sciences humaines et sociales au sein du projet aurait été impossible avec le mastodonte Nördik » souligne Mathieu Douet. Quant aux plus jeunes, live et DJ sets ont aussi été prévus à leur attention. Autant d’actions qui contribuent à un décloisonnement des mondes culturels, y compris en dehors du festival. Le partenariat avec le Cargö permet ainsi à la Bibliothèque intercommunale Alexis de Tocqueville d’accueillir des conférences sur la musique ou des ateliers d’écoute toute l’année. « Cela nous apporte d’un côté un public nouveau et de l’autre, permet à nos publics respectifs de se croiser, d’autant que la nature de nos propositions avec NDK porte en direction du public familial » explique Laure Hemery, chargée de médiation de l’établissement.

Une réappropriation par les équipes

Bien qu’il ne s’agisse pas de sa partie la plus visible, la transformation en cours a aussi occasionné une réorganisation des ressources humaine tant du Cargö que de NDK. « À l’annonce de la fin de Nördik Impakt, j’ai ressenti de la tristesse à l’idée qu’il n’y aurait plus cette osmose comme en 2018 » sourit aujourd’hui Anthony Côme, qui ne regrette pourtant pas la mutation de son festival fétiche. « Les salariés ont dû faire le deuil du projet admet Mathieu Douet. Certains sont partis mais d’autres nous ont suivis. » Tandis que la taille de Nördik nécessitait de recourir ponctuellement à une équipe bis pour son organisation et sa tenue, la conception de NDK a permis à celle du Cargö de se réapproprier l’événement phare de l’année, et d’en assumer autant la responsabilité que le plaisir de le faire bouger. D’autant que cette réduction du format répond aussi à une problématique environnementale à laquelle tous les festivals se trouvent désormais confrontés. « J’ai participé au groupe de travail développement durable qui a chiffré l’empreinte carbone monumentale des grands festivals. Toute nostalgie pour Nördik devrait en tenir compte et serait vite refrénée » souligne Anthony Côme.

Qu’attendre alors de la prochaine édition prévue à l’automne 2023 ? Compte tenu de la jeunesse de NDK et des deux expériences passées, les idées pullulent forcément à tous les niveaux. Du côté du Cargö, il est primordial de s’appuyer sur les deux expériences encore toutes fraiches. « Il faut consolider l’équipe autour du projet, la protéger, améliorer son confort de travail et celui des bénévoles tout en rendant plus lisible le projet pour toutes les partie prenantes » prévoit Mathieu Douet. Le rapprochement avec les collectifs locaux peut aussi fournir matière à des mises en commun de ressources, comme le souhaite Anthony Côme : « Il existe encore d’autres façons de collaborer, en particulier sur la professionnalisation afin d’intégrer des compétences dans les collectifs au-delà de la programmation, comme des techniciens, des administratifs… »

NDK entend encore pousser ses relations avec le jeune public, les scolaires, les collectivités et les laboratoires de recherche. Quant à la partie musicale, le but est autant d’élargir les plaisirs autour de l’électronique, avec par exemple plus de live (« une rave en après-midi pour ceux qui se couchent tôt »), que d’inviter d’autres styles comme le rock, le jazz, le rap ou le dub. Rendez-vous donc en octobre au Cargö, c’est de là qu’émergera la prochaine tête bien faite des musiques électroniques caennaises et pourquoi pas, hexagonales.

(Crédits photos : Grégory Forestier)